Gustave
et Martial Caillebotte Analyse
iconographique et musicale Exposé au
Séminaire UFR de
Musicologie Février 1999
AVANT PROPOS
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Présentation biographique
Sur
le plan familial, Gustave Caillebotte avait trois frères : un demi-frère
aîné, Alfred (18341896), qui fut ordonné prêtre en 1858, ainsi que
deux frères cadets, René (18511876) et Martial, le plus jeune (18531910).
Cest avec ce dernier que Gustave Caillebotte a entretenu durant
toute son existence des rapports très privilégiés. Malgré leur différence
de caractère, une harmonieuse entente les liait. Gustave, très indépendant,
était dune nature plutôt farouche, volontaire et autoritaire. Martial,
lui, était au contraire dun tempérament plus souple, plus doux,
plus discret et réservé. Voyons la photographie principale, en première
page, représentant les deux frères : Gustave à droite, petit et trapu,
lair féroce. Martial à gauche, plus grand, lair placide. Partageant
tout, des repas jusquaux promenades, cette complémentarité leur
avait permis, depuis toujours, denvisager leurs activités respectives
communément. Sous linfluence de Gustave, ils devinrent tous deux,
à partir de 1876, membres du Cercle de la Voile de Paris. Sous limpulsion
de Martial, durant cette même année 1876, ils entamèrent lune des
plus belles collections philatéliques de lépoque. Ils se sont dailleurs
fait une réputation pour cette inégalable collection qui était la seule,
dit-on, à réunir la quasi-totalité des timbres émis dans le monde entre
1840 et 1880. Soudés comme les doigts de la main, leurs passions communes
venaient donc renforcer leur indéfectible complicité.
Luvre
picturale Durant
lhiver 1876, Gustave Caillebotte, qui résidait avec toute sa famille
dans son hôtel particulier situé en plein cur de Paris, reçut une
lettre datée du 5 février, dans laquelle il était invité, sur les instances
de ses amis Pierre Auguste Renoir et Henri Rouart, à se joindre à la prochaine
exposition indépendante. Enthousiasmé, il se mit à luvre pour
compléter la liste de ses tableaux à exposer et élabora deux scènes dintérieurs
de grande qualité. Cest également lors de cette première exposition
quil présenta ses deux versions des Raboteurs de parquet, quil
avait réalisées lannée précédente et avec lesquelles il avait été
refusé au Salon officiel.
I. Description de la toile 1.1 Le personnage Observons
cette scène ; un homme, complètement absorbé dans son activité musicale,
semble se mouvoir dans un univers clôturé par sa passion. Les mains en
suspens au-dessus du clavier, immobile, il fixe la partition, dans un
moment de concentration soutenue. Est-il en train de déchiffrer un morceau
difficile, et cette pose pourrait traduire, alors, un instant dhésitation
? Est-il en train détudier une partition et sapprête-t-il
maintenant à reprendre ? Ou bien joue-t-il simplement une pièce, peut-être
une de ses compositions, se situant au moment dun silence musical
? Cette vision serait évidemment la plus douce et la plus poétique. En
tout cas, le peintre, qui fixe linstant dans une position de suspension,
nous laisse libre de toutes interprétations possibles. Les
traits de son visage sont réguliers, totalement inertes, la bouche à demi
ouverte, les muscles des joues et de la mâchoire sont détendus, seuls
les yeux sont actifs et les paupières inférieures presque contractées. 1.2 Le décor Le
peintre nous introduit au cur de sa propriété. La pièce, dans laquelle
Martial joue du piano, semble être une restitution précise dun des
salons de lhôtel particulier familial, situé au 77, rue Miromesnil,
où vivaient Gustave et Martial avant leur déménagement au 31, boulevard
Haussmann. Rappelons que le père des deux artistes, Martial Caillebotte,
(portant le même nom que son plus jeune fils) avait acheté à la ville
de Paris, en 1866, un terrain situé à langle de la rue Miromesnil
et la rue de Lisbonne, pour y faire bâtir un hôtel particulier qui fut
achevé en 1867 et qui devint la résidence principale de toute la famille
Caillebotte. Limmeuble existe toujours aujourdhui, mais il
a été surélevé de deux étages. Cest dailleurs dans cet hôtel
que Gustave a peint la plupart de ses scènes dintérieur entre l'année
1875, après la mort de son père, jusquen 1878, au moment du décès
de sa mère.
1.3 Latmosphère Un
équilibre raffiné sétablit entre la pièce, son aménagement confortable,
et lunivers de la musique. Lacoustique de ce salon devait
être très chaude. La moquette, sûrement en laine, et, surtout, les tapisseries
murales devaient absorber et ne réfléchir certainement que très peu les
formants aigus du spectre harmonique du piano. On peut simaginer
un climat sonore très doux, qui favoriserait volontiers la rêverie romantique.
Cette résonance chaleureuse devait se conjuguer admirablement avec les
sonorités de ce vieux Erard au cadre de bois. Aussi, on retrouve une cohérence
interne entre linstant immatériel du jeu musical et la sensibilité
intimiste et calfeutrée de cet espace complètement clos doù émane
un climat de claustration douillette propice à la contemplation.
Cette toile étant de format identique à notre tableau Le jeune homme au piano, les deux uvres peuvent être considérée comme des pendants.Peinte dans le même immeuble, une année auparavant, en 1875, Gustave a justement représenté son frère cadet, René, dans une pièce au deuxième étage, vu de dos, regardant au loin par la fenêtre ouverte. On peut observer, outre le Boulevard Malesherbes au dernier plan, la rue de Miromesnil et la rue de Lisbonne. On retrouve les mêmes balustres de pierre du balcon et le même style de fauteuil, capitonné, rouge et noir, que dans notre tableau. Dans lunivers psychique du musicien, lisolement intime ou le repliement sur soi, semble trouver pour contrepartie lévasion dans lactivité musicale. Au contraire, dans cette uvre, lisolement semble se traduire par de lincommunicabilité. On se souvient alors des symboles romantiques de Caspar D.Friedrich. Dans ces deux toiles, les personnages nous tournent le dos. Les figures se dérobent au regard. Lun évoque le son, lautre la vue. Lun avec la fenêtre ouverte appelle à lévasion, lautre à lintroversion dans la musique.René, dont nous ne voyons déjà plus le visage, décédera un an plus tard, à lâge de 26 ans.
2.1 La technique Il est étonnant de remarquer la manière dont Gustave à reproduit ce quil voyait : Dans Le jeune homme au piano, la gravure, accrochée au mur au fond du salon, coupée de cette manière par le cadrage de la toile, suggère une réalité véritablement photographique. Nous avons aujourdhui la preuve que pour certaines toiles, comme Les Canotiers, notre peintre avait élaboré les plans de sa composition picturale à partir de clichés photographiques réalisés par son frère Martial. Mais, ici, nous manquons de preuves nous permettant daffirmer la validité dun tel procédé. Il subsiste néanmoins des dessins préparatoires réalisés à la mine de plomb ; mais leurs formats ne coïncident pas, contrairement à notre exemple précédent, avec les dimensions photographiques de lappareil que Martial possédait. Ce fait reste dailleurs très énigmatique, car ces esquisses montrent une soigneuse mise au carreau de la position de Martial. Cette approche schématique permettait au peintre le respect des proportions lors de lagrandissement de limage. ......... Au contraire, le tracé du piano na pas été soumis à la même technique et résulterait apparemment davantage dun repérage géométrique. Ainsi, ces deux documents distincts qui ont été réunis par Marie Berhaut lors de la gestation du catalogue raisonné, nous renseignent non seulement sur les étapes de réalisation, le peintre ayant matérialisé linstrument dune part et le musicien dautre part, mais aussi, peut-être, au-delà des contraintes techniques, sur lappréciation antinomique entre lacteur et loutil, lensemble nayant pas été élaboré comme une entité unique et indivisible. Au niveau compositionel, les lignes de tension qui soudent les points stratégiques de la scène se trouvent au centre de la toile et forment un triangle reliant les yeux, la partition et les mains, traduisant chez le pianiste le dialogue intérieur entre le regard, lesprit et le son. Ces trois polarités semblent véritablement canaliser toute lactivité de la toile. La palette est riche et sorganise en plusieurs couches. De multiples interprétations sont possibles. En voici une : à gauche, un bloc blanc vif, formé par la fenêtre sétirant jusquau clavier et la partition, soppose brutalement au bloc noir du piano, sallongeant progressivement de gauche à droite jusquau bois de la chaise. Au milieu, le gris du costume de Martial pourrait marquer, par son individualité, la position du son par rapport au silence, mais, le col noir de la veste bordé dune bande rouge, saccorde exactement avec les couleurs du fauteuil (bois et tissu) et du clavier (touches noires et feutre rouge). Ce détail véstimentaire sintègre donc dans une dynamique chromatique en harmonie avec le mobilier : (fauteuil-col-clavier). Lexpression du rouge vif de larrière du dossier de la chaise, éclairé par la lumière, soppose directement au rouge sang de la chaise, vue de face, au fond, dans lobscurité. Ces quatre blocs de couleur (blanc/noir, rouge/gris) se trouvent englobés par un fourmillement de motifs du sol et des murs qui envahit tout lespace. Ces arabesques florales, colorés en marron-beige-orangé, malgré le fait quils soient nés de lobservation directe de lenvironnement, pourraient se faire entendre comme une traduction picturale du foisonnement de notes qui sortirait du piano. 2.2 La construction Essayons
de pénétrer dans cette pièce et nous pourrions à peine y tenir debout.
Nous ne pouvons, en effet, quêtre frappés par lorganisation
étrange de lespace perspectif. En 1876, la critique jugea très sévèrement
la toile pour les audaces structurelles de Gustave Caillebotte. On lui
reprochait, entre autres, le point de vue surélevé qui semblait déséquilibrer
le piano. « Un Erard à vol doiseau, menaçant de basculer le musicien
» sécriaient les académiciens. Lire aussi larticle de Louis
Enaut : « Le Jeune homme jouant du piano minspire des craintes sérieuses
soit
que ce beau meuble ne soit pas suffisamment calé, soit que les lois de
perspective auxquelles, jai hâte de le dire, Monsieur Caillebotte
se montre ordinairement plus fidèle, naient pas été aussi strictement
observées, linstrument de musique menace de devenir un instrument
de torture ; on craint à chaque instant de le voir tomber sur ce bon jeune
homme qui va être infailliblement écrasé. » Effectivement, en observant
une telle déformation dans la représentation de linstrument, nous
pressentons déjà les pianos surréalistes de Dali.
Dans
de nombreuses toiles de Caillebotte, suivant une certaine typologie dactivité,
lindividu, représenté dans lexercice de ses occupations courantes,
nous renseigne sur la condition, la fonction et le statut de sa personne.
Martial fut « reprographié » par son frère dans son activité quotidienne
la plus représentative, la pratique musicale. Pris sur le vif, sans arrangement
préétabli, saisi dans lintimité, nous avions vu que le personnage
est en osmose avec le milieu. Toute hiérarchie semble même abolie lorsque
lon considère la proportion du mobilier dans le tableau. Cette mise
en scène manifeste une intention, une profession de foi, que Duranty formulait
en cette même année 1876 dans sa borchure sur La Nouvelle Peinture. «
Nous ne séparons plus le personnage du fond dappartement ni du fond
de rue. Il ne nous apparaît jamais dans lexistence, sur des fonds
neutres, vides et vagues. Mais autour de lui et derrière lui sont des
meubles, des cheminées, des tentures de murailles, une paroi qui exprime
sa fortune, sa classe, son métier. » Duranty La nouvelle peinture, 1876,
p.40. 3.2 Limpressionnisme Nous
savons que Gustave Caillebotte était intimement soudé au groupe des peintres
impressionnistes. Mais, au fait, où se cachent, dans notre tableau, les
véritables particularités symptomatiques du mouvement « impressionniste
» ? Pilier de la doctrine du mouvement, le plein air érigé en principe
de composition devait se lier à lavènement dune technique
picturale visant à rendre linstantané de limpression de la
nature. Or, il est vrai que, pour lélaboration de la majeure partie
des scènes dintérieur, Gustave suivait dans tous les cas une démarche
beaucoup plus traditionnelle. Traçant méticuleusement les lignes de fuite,
réalisant des croquis préparatoires, comme nous lavons vu, son attitude
était aux antipodes des préceptes impressionnistes qui, à linstar
de Claude Monet, proposaient de planter le chevalet en pleine nature pour
peindre directement les paysages. En revanche, pour ses scènes extérieures,
on ne retrouvera que très rarement calques et esquisses. Ceci nous invite
naturellement à penser que, si une partie de luvre de Gustave
Caillebotte peut être qualifiée dimpressionniste, une autre partie
sen démarque clairement.
4.1 Une peinture musicale Que
joue ce jeune homme au piano ? Ce mystère conditionne une perception fort
énigmatique. Nous ne savons effectivement pas véritablement comment écouter
ce tableau. Nous entendons à peine le timbre de linstrument. Dailleurs,
nous ne devons entendre que la résonance du piano, car le peintre a pris
soin de positionner la jambe droite du musicien sur la pédale forte. Nous
ne pouvons percevoir si la pédale est maintenue enfoncée ou non. Si cela
nest pas le cas, comme nous le pensons, le pianiste vient de la
relâcher, au moment même où il a relevé les deux mains au-dessus du clavier.
Ce geste pianistique ne peut nous échapper. Il conviendrait donc dentendre
à cet instant précis, fixé sur la toile, un silence, un silence musical,
dont la durée reste définitivement indéfinie, éternellement infinie.
Néanmoins, il faut avouer quune partition dorchestre, de si faible épaisseur, nest pas très courante. De plus, la dimension des pages semble bien peu appropriée aux grands formats des partitions dorchestre de lépoque, qui étaient généralement destinées en exclusivité aux chefs dorchestre. Cest pourquoi, nous pensons quil sagit très probablement dune pièce pour piano, ces grandes barres de liaisons ne seraient dans ce cas quune vision très grossière que nous offre notre peintre de ces signes qui ont toujours représenté pour lui un langage très abstrait. Nous savons à ce propos que Gustave Caillebotte na jamais pratiqué dinstrument, ceci étant naturellement plus lapanage de son frère. Aucun document existant à lheure actuelle ne mentionne le moindre intérêt quil aurait pu porter à lart musical. Dans ce cas nous faisons fausse route en essayant de décrypter les indices signalétiques de ces pages dans lespoir de nous rapprocher dune plus authentique interprétation de cette partition. Quelle musique émane de cette toile ? Nous ne le saurons jamais. Seule peuvent subsister, au-delà des hypothèses, limagination, le rêve. 4.2 Repères musicaux Au
premier plan, sur le piano, reposent trois épais recueils. En suivant
nos intuitions spéculatives, on peut penser quil sagit éventuellement
de réduction Piano-Chants dopéras. En fait, en examinant attentivement
à la loupe le graphisme de la page-titre de la première partition, on
distingue deux notations. La première, plus grasse, en haut de la page,
à demi dans lombre, nous révèle un mot de 5 à 7 lettres, la seconde
plus fine semble plus difficile à discerner. Après avoir procédé à une
opération de numérisation dune reprographie de la toile, qui fut
soumise à un traitement informatique, afin dépurer et dagrandir
ces détails, on a pu identifier quelques lettres des mots titre. La dernière
lettre du premier mot est indubitablement un R , la première nous laisse
deviner un W en majuscule. Serait-il possible quil sagisse
de la partition dun des drames lyrique de Wagner? Rappelons quen
France, à cette période, les uvres du maître de Bayreuth avaient
du mal à simposer, et ses partitions étaient, de surcroît, encore
très rares sur le sol français. Mais cette hypothèse pourrait nous donner
une indication précieuse quant au goût et à la culture de notre musicien.
Daprès les propos de sa fille, Mme Chardeau, recueillis en mai 1976,
la musique que composait son père était soi-disant «wagnérienne». Ceci
parait bien étonnant, et plus encore après létude des partitions.
Il sagit cependant de la seule et unique qualification stylistique
connue concernant luvre de Martial Caillebotte. Mais peut-être
est-il possible dentendre simplement par cette expression, une écriture
très audacieuse pour lépoque. Nous verrons que cela est effectivement
bien le cas. Wagner ? Soit, mais doù notre musicien aurait-il pu
recueillir cette influence germanique ? Daprès le peu que nous connaissons
de sa vie, rien ne peut nous laisser croire à un quelconque intérêt pour
la musique étrangère. De plus, comme dans lesprit de nombreux autres
artistes de cette époque, nous savons que les frères Caillebotte entretenaient
un certain mépris pour lagresseur germanique. Ceci se conjuguait
volontiers avec un patriotisme convaincant. On se souvient, à ce propos,
des virulents combats quont menés Alfred Bruneau et Emile Zola pour
imposer une musique française, en réaction à lart Wagnérien devenant
de plus en plus étouffant dans la période du siècle finissant.
Luvre
musicale Le 7 juin 1887, Martial épousait Marie Minoret. Ce mariage mit fin à 34 années de vie commune entre les deux frères; une séparation qui allait provoquer un véritable tournant dans leur vie artistique. Après la vente de leur appartement Boulevard Haussmann, Gustave allait sinstaller définitivement au Petit-Gennevilliers, pour se consacrer de plus en plus exclusivement à lhorticulture, aux régates, et aux constructions navales, laissant de côté ses pinceaux. Aucun document existant à lheure actuelle ne mentionne le moindre intérêt quil aurait pu porter à lart musical. Cest durant cette même année 1887 que Martial fit publier sa messe de Psaume Ecce Quan Bonum pour soli, chur et orchestre par léditeur Georges Hartmann. En cette période de transition, il décida également de réunir toutes ses pièces de jeunesse pour piano quil avait pu composer au domicile familial, avant la mort de leur mère en 1878. Parmi toutes, il en fit publier quelques-unes, réunies dans un recueil : Airs de Ballet. Après ces deux dernières publications, Martial changea de vie et nécrivit plus jamais une seule ligne de musique. Aucun document existant à lheure actuelle ne mentionne le moindre intérêt quil aurait pu porter à lart musical.
1.1 La situation Nous ne connaissons la vie et les activités de Martial Caillebotte quà travers celles de son frère Gustave. Par conséquent, nous manquons cruellement dinformations biographiques permettant de déterminer limportance de son implication effective pour la composition musicale. Naturellement absent de toute encyclopédie de la musique, remarquons quaucun ouvrage, parmi les nombreux consacrés à luvre du peintre Gustave Caillebotte, ne le mentionne comme véritablement compositeur. Il est dans tous les cas cité comme musicien, voir « excellent pianiste », ou bien, parfois, on trouve écrit : « dans la vie, Martial écrit des partitions.» Cette vision semble bien restrictive. En fait, il semblerait, daprès tous les documents dont nous pouvons disposer, que personne, à ce jour, ne semble sêtre véritablement intéressé à ses productions musicales, dune manière constructive. Depuis sa mort en 1910, ses partitions sont demeurées dans la plus totale obscurité. Seul le chanteur Mario Hacquard, à qui nous devons une collection de mélodies inédites du compositeur, avait entrepris, en 1996, une interprétation de quatre de ses mélodies. Aucun document existant à lheure actuelle ne mentionne le moindre intérêt quil aurait pu porter à lart musical. Pour le reste, le néant le plus absolu subsiste. Même si on peut simaginer que les uvres de Martial Caillebotte ont finalement moins denvergure que celles de son frère, par rapport au contexte esthétique de lépoque, cette relative pénurie suffirait-elle à considérer aujourdhui ce musicien comme un compositeur de seconde zone ? La réponse à cette question pourrait être envisagée après une enquête sur létat de ses études musicales, suivie de la consultation de ses partitions. 1.2 La formation Nous
avons cherché à savoir si Martial Caillebotte avait été un musicien dilettante,
comme pourrait le laisser présager sa condition sociale, ou bien sil
envisageait son art dans une optique résolument plus affirmée. La formation
musicale étant un facteur déterminant pour le perfectionnement dun
musicien et lesthétique dun compositeur, nous avons tenté
de savoir sil avait fréquenté le conservatoire et, si cela est le
cas, qui avaient été ses professeurs. Il est amusant de noter que depuis
sa naissance jusquà sa 25ème année en 1878, Martial Caillebotte
résidait dans lhôtel particulier familial, situé dans la même rue
que le Conservatoire de Musique de Paris. Cette relative proximité pourrait
nous faire supposer quil aurait pu éventuellement fréquenter ces
lieux.En fouillant dans les archives du Conservatoire National de Paris,
on découvre quil a été, pendant plusieurs années, lélève dAntoine
Marmontel dans la classe de piano. Aucun document existant à lheure
actuelle ne mentionne le moindre intérêt quil aurait pu porter à
lart musical. Aucune indication ne précise le nombre dannées
ou déventuelles récompenses quil aurait pu obtenir ; seul
son nom est mentionné. Tout comme son frère Gustave, qui avait suivi ses premières leçons dans latelier de Bonnat jusquà sa 22ème année, avant dintégrer très furtivement lEcole Nationale des Beaux-Arts, Martial avait bénéficié dune formation très académique. On peut donc supposer quà lâge de 22 ans, au moment où Gustave a peint la toile, Martial avait terminé ses études musicales qui, somme toute, semblent être alors suffisamment sérieuses. 1.3 Les partitions Luvre
de Martial Caillebotte na pas pu trouver de véritable concrétisation
posthume. Ceci est un fait. Certes, elle nen possédait sans doute
pas lenvergure nécessaire. Il est certain que notre musicien ne
disposait ni du génie dun Debussy, ni du métier dun Ravel,
mais cela nexplique pas tout. Sa condition sociale fut, sans aucun
doute, en grande partie responsable de son anonymat. Nétant pas
confronté à des difficultés financières, la diffusion de son uvre
na jamais été pour lui une nécessité alimentaire, comme ce fut le
cas pour dautres compositeurs de sa génération, tels quAlfred
Bruneau. Par voie de conséquence, il fut parfaitement méconnu du monde
musical. On peut penser dailleurs que de très nombreux pianistes
de son époque, issus dune classe bourgeoise aisée, furent dans cette
même situation. -
Lenfant prodigue - Episode biblique -
Ecce Quam Bonum Psaume CXXXII, pour Soli, Chur et
Orchestre. La foi avait poussé Martial Caillebotte à écrire de nombreuses pièces pour orgue, dont certaines furent conservées dans les archives de la tribune de léglise « Notre-Dame-de-Lorette », où son demi-frère aîné, labbé Alfred Caillebotte, exerçait son ministère. Autrefois, dénommé « Eglise Saint-Georges » La semaine religieuse de Paris du 25 décembre 1880 mentionne également quil avait composé, pour linauguration des orgues de « Notre-Dame-de-Lorette », « une pièce pour orgue avec accompagnement de harpe et violons.» Le psaume 132, dune dimension relativement importante, interprété dans ces même lieux en 1886, peut être considéré comme sa dernière grande fresque religieuse. -
Valse pour le piano Cette grande valse pour piano, de caractère très dansant, fut composée par Martial Caillebotte, pour une occasion précise : une soirée mondaine parisienne. Peut-être avait-il lui-même interprété cette pièce de circonstance. Si nous ignorons la date de la soirée en question, nous savons que la pièce fut publiée en 1878, époque du déménagement pour lappartement Boulevard Haussmann. -
Airs de Ballet pour le piano Il sagit dun recueil comprenant cinq petites pièces pour piano de caractère léger. On peut supposer que si le musicien a fait éditer ce recueil en 1887, année où les deux frères se sont séparés et ont vendu leur collection de timbres, cest que les pièces étaient, à son goût, suffisamment intéressantes, donc plutôt représentatives de sa pensée compositionnelle. Il convient de préciser que, dans ce recueil, il sagit véritablement de pièces spécifiquement écrites pour le piano, et non de réductions dairs de ballet extraits dun opéra. A propos du titre Airs de Ballet, qui nest pas tout à fait en rapport avec le style et le caractère des morceaux, on pourrait émettre lhypothèse que léditeur la choisi pour des raisons commerciales afin dintéresser un public potentiel. Dans le contexte de lépoque, lexpression « Airs de ballets » pouvait avoir une connotation assez juste avec « Airs à succès ». Mais ne pourrait-on pas plutôt entrevoir, à travers cette ultime publication doeuvrettes de jeunesse, une sorte dadieu symbolique à la musique de la part du compositeur, qui ne devra plus jamais y revenir en tant que créateur. A ces quelques oeuvres, nous devons ajouter un grand opéra dont la partition reste introuvable. Seule subsiste la publication du livret : -
Roncevaux - Drame symphonique en 3 parties. Le sujet porte sur les campagnes de Charlemagne en terre dEspagne. Ce livret nous fait penser aux grands opéras historiques, sinscrivant dans la même veine que ceux de Jules Massenet. Dans ce livret, la ferveur catholique des auteurs sexprime par le biais des très nombreuses invocations religieuses, exaltant la suprême puissance divine. Mais, au-delà de la dimension religieuse, on peut déceler une dimension philosophique par la mise en scène dune réflexion sur les vanités humaines à travers les viles outrances de la guerre. Enfin, nous devons au chanteur, Mario Hacquard, la collection dun recueil inédit comprenant une dizaine de Mélodies. En définitive, il est assez délicat de se faire une idée juste de limportance et de lévolution du répertoire musical de Martial Caillebotte, puisquil ny a, apparemment, que très peu de partitions accessibles. Il ny aurait à la Bibliothèque Nationale que les uvres éditées chez G.Hartmann, la plupart de ses compositions sont restées à létat de manuscrits, chez les descendants, comme cest le cas pour la toile du Jeune homme au piano et de nombreuses esquisses préparatoires du peintre. Malgré la lecture et lanalyse grossière de ces partitions, nous ne pouvons donc avoir malheureusement quune vision très fragmentaire de luvre de Martial Caillebotte.
2.1 Enregistrement dune pièce pour piano Notre
intérêt sest porté sur les pièces pianistiques contenues dans Airs de ballet,
car il semblerait que la plupart dentre elles aient été composées entre 1874 et
1878, aux environs de la période où le compositeur sest fait peindre au piano par
son frère. 1874 correspond à lannée où Martial termine ses études et quitte le
conservatoire. 1878 évoque lannée de décès de la mère des deux artistes,
induisant le déménagement du domicile familial. Il est néanmoins impossible de savoir
si les compositions sont antérieures ou postérieures à la réalisation de cette toile.
2.2 Composition formelle de la pièce Cette petite pièce, de caractère très simple, est de forme binaire. La structure bipartite peut très clairement se découper en 5 sections : La section A se déroule sur 5 mesures, suivies dun commentaire de 13 mesures ( C1 - mesure 7 ). A la mesure 20, se trouve la reprise à lidentique de la section A, puis du commentaire amplifié sur 12 mesures ( C2 - mesure 25 ) pour se conclure par une petite section finale de 5 mesures ( F - mesure 37 ). A - 5 mesures C1 - 13 mesures A - 5 mesures C2 - 12 mesures F - 5 mesures Notons quil est difficile, dans une pièce aussi courte, de parler de Développement ou de Coda. Nous constatons donc une organisation formelle très classique, bien proportionnée et symétrique. Nous allons voir que la forme du morceau se trouve directement assujettie au traitement motivique. 2.3 Le traitement thématique et harmonique On peut
aisément affirmer que la pièce, dans sa globalité, est construite sur 2 motifs
thématiques distincts, que nous nommerons x et y. La première section A résulte de
lenchaînement du motif x harmonisé, sur une pédale de tonique, sur G, puis sur
Eb, aboutissant ainsi sur le degré tritonique, incarné par laccord de DbM dans la
tonalité de Gm. Ceci est suivi dun enchaînement chromatique daccords
parallèles de quinte augmentée et de sixte diminuée, pour amener la demi-cadence. Ces
accords résultent de lharmonisation du motif x, qui par mutation intervallique se
déclinent sur la 9éme majeure du IV°degré de la demi-cadence. Dans la mesure 6, notons
que le V°degré porte dune manière assez symptomatique une appoggiature
supérieure non résolue. Disons plutôt que, dans ce cas précis, elle se résout
mystérieusement sur un soupir. III. Orientation stylistique 3.1 Limpressionnisme musical Même si la
forme du morceau reste très traditionnelle et le traitement thématique issu dune
veine encore très classique, on peut déceler certains prémisses de
limpressionnisme musical. Cette qualification esthétique trouvera sa plus parfaite
incarnation dans luvre de Debussy, une vingtaine dannées plus tard. 3.2 Les particularités décriture On ne
trouve pas dinnovation fondamentale dans le langage musical de Martial Caillebotte,
comme ce peut être le cas chez Wagner ou Debussy, mais, au contraire, une utilisation
toujours très particulière dun vocabulaire relativement traditionnel. Constatons
que la présence de certaines caractéristiques originales imprime à lensemble de
cette petite pièce pour piano un certain style qui lui assure une identité
incontestable.
4.1 Correspondances Nous avons
pensé, dans loptique dune synthèse, quil serait intéressant de poser
une réflexion stylistique qui soit valable et justifiable pour nos deux uvres : Le
jeune homme au piano et la pièce extraite du recueil Airs de Ballet. Or, la difficulté
de comparaison de deux arts si opposés par essence, lun relevant dune
dimension spatiale, lautre dune dimension temporelle, nous a conduit à
nobserver quun point dintersection de deux trajectoires distinctes. Ce
point de concordance où se croisent les deux uvres existe dans la nature et dans
lunivers des arts, lorsque lespace capture un instant du temps, et lorsque le
temps véhicule un fragment de cet espace. 4.2 Une esthétique commune Il
nest pas forcément nécessaire dévaluer la place et lintérêt des
deux uvres dans leur contexte historique et stylistique pour pouvoir comprendre et
pénétrer dans lunivers créatif des Caillebotte. Le langage de lun nous
renseigne sur le langage de lautre. La palette chromatique utilisée par le peintre
reflète les harmonies entendues par le musicien. Les douces mélodies de Martial ont
enchanté les dessins de Gustave. Cette interpénétration artistique profonde constitue
lun des phénomènes les plus marquants de leur fraternité. |
SOMMAIRE
Présentation
biographique Portrait de Gustave Caillebotte Relations fraternelles |
Luvre
picturale I.
Description de la toile II.
Composition de la toile III.
Orientation stylistique IV.
Analyse iconographique |
Luvre
musicale I.
Martial Caillebotte, compositeur II.
Analyse musicale III.
Orientation stylistique IV.
Etude comparée |
L'auteur
:
Anacole DAALDEROP
Maîtrise de Musicologie
Paris - Sorbonne
1998/1999
Documentaire
réalisé par Alexandre Proust et Anacole Daalderop
Produit par Alexandre Proust en 2001
Dead Again
Production
Reportage de rétrospective
réalisé par Anacole Daalderop
et présenté par Alexandre Proust
en 2014 - Live Again
Production